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Guide - Le bon usage de l’esprit critique

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Dominique Climenti

Security Architect

Le sujet s’écarte un peu du domaine d’expertise de la sécurité informatique, néanmoins, il me semble important, particulièrement dans le contexte actuel de la pandémie de Covid-19, d’évoquer l’importance de valider les informations qui circulent. Je vous encourage donc à faire encore plus preuve d’esprit critique qu’en temps normal.

Je suis fondamentalement persuadé qu’il est primordial de s’appuyer sur des informations correctes pour prendre des décisions utiles et pour ce faire, nous devons filtrer les informations sur lesquelles nous nous basons. Grâce ou à cause d’Internet il est possible de trouver toutes sortes d’informations et leurs contraires. Il nous faudra donc un filtre pour faire le tri et ce filtre est notre esprit critique ou peut-être, devrais-je dire nos esprits critiques, j’y reviendrai.

Il se trouve que par le plus grand des hasards, je suis en train d’écrire ce texte le jour même que je considère être la fête de l’esprit critique, le 1er avril. Il est possible que cette année, moins de canulars auront lieu, mais ce jour reste un instant où tout le monde fait attention à ne pas tout croire, à chercher un tant soit peu des validations avant de relayer un article de journal, bref, à faire preuve d’esprit critique, car personne ne veut passer pour un naïf aux yeux des autres.

Malheureusement les 364,25 autres jours, cette pratique est nettement moins commune et pourtant tout autant de rumeurs et de fausses informations circulent. J’en veux pour preuve que j’ai vu régulièrement de fausses rumeurs être colportées durant d’autres jours, basées sur le canular d’un article de journal publié un premier avril.

Un esprit à deux vitesses

Dans un premier temps, je tiens à revenir, comme promis, sur la raison pour laquelle j’ai dit : « nos esprits critiques ». Nous fonctionnons tous avec un esprit à deux vitesses. Nous pouvons nous baser sur notre intuition ou sur la réflexion pour prendre des décisions. L’intuition est très utile, elle nous permet de nous faire un avis très rapidement d’un sujet, et même, si pour beaucoup d’entre nous notre intuition est « assez fiable », notre intuition est quand même nettement moins fiable que notre réflexion, si celle-ci se base sur des informations correctes. À l’inverse, notre réflexion prend plus de temps, car il est primordial que nous validions les informations sur lesquelles l’on s’appuie. Cette activité est donc très chronophage. Ce phénomène peut facilement être mis en lumière par un exercice mathématique tel que :

« Une balle et une raquette coûtent ensemble 105 CHF. La raquette coûte 100 CHF de plus que la balle. Combien coûte la balle ? » pour la plupart des personnes rencontrant ce genre d’énoncé pour la première fois, instinctivement, on pense que le résultat est que la balle coûte 5CHF. Instinct : « ce sont à peu près des chiffres ronds, le calcul est facile, l’ordre de grandeur est bon, ça doit être ça ». Dans un deuxième temps notre instinct nous dicte que : « Ça serait trop facile pour que l’on nous pose ça comme un problème, c’est surement un piège » et là, la réflexion prend le dessus : Vérification 100-5=95 CHF. On va plutôt faire le calcul :

x+y = 105
y = x+100

Donc 2x+100=105, j’isole x, x= (105-100) /2=2.5
et y=100+2.5 = 102.5

Vérification :
102.5+2.5=105
102.5-2.5=100

C’est tout bon, sur ce coup-là on a bien fait de calculer, même si cela prend plus de temps. C’est pour cette raison que généralement nous enclenchons notre réflexion uniquement pour des sujets que l’on juge importants et que d’autre part, beaucoup de décisions quotidiennes sont prises instinctivement. Et c’est bien comme ça, il serait impossible de sortir son smartphone, consulter les valeurs nutritionnelles des aliments, demander au cuisinier s’il a utilisé de la crème ou du lait pour la sauce, calculer tout cela et réfléchir longuement pour choisir entre le menu A et le menu B à la cantine. A vue d’œil la salade printanière à l’air mieux que le bourguignon de bœuf, en plus aujourd’hui il fait chaud, c’est d’autant plus adapté dans ce cas-là. Ce qui importe ici, c’est surtout de bien ajuster les filtres qui nous font passer du mode instinctif au mode réfléchi au moment le plus opportun pour nous. C’est là que la plupart des biais cognitifs ou sociaux opèrent et nous font commettre des erreurs.

Les biais cognitifs

Il est important de les connaitre. Nous allons voir ensemble les plus courants et les raisons qui devraient nous faire nous en méfier. Je vous encourage à vous documenter de votre côté sur tous les autres biais, mieux l’on peut les comprendre et les repérer mieux l’on peut s’en prémunir. Les bons points de départ pour ça sont : la page Wikipédia qui y est consacrée ou d’une façon plus ludique les chaines YouTube  telles que « La tronche en biais » ou « Hygiène mentale ».

Démasquons alors, ensemble, les plus courants. Un biais très courant est le biais d’autorité. C’est le mécanisme qui nous fait accorder plus ou moins de crédit à une information ne provenant pas de sources auxquelles nous accordons, à titre personnel ou à titre sociétal de l’autorité, et c’est bien naturel. Si nous lisons l’avis de Michel Mayor (Prix Nobel 2019) sur une méthode de détection d’exoplanètes, il est bien naturel de lui faire confiance, mais tout le monde peut se tromper et même dans ce cas, bien que peu probable, l’information peut être fausse. Mais le plus important, c’est que ce mécanisme est un des raccourcis que notre intuition utilise pour prendre une décision rapidement et parfois, ces raccourcis nous induisent en erreur. Un cas classique, est quand le biais d’autorité est lié à un autre biais bien connu, l’effet de halo. L’effet de halo se produit, lorsque, instinctivement, nous généralisons la première impression que quelqu’un nous renvoie sur la personne de façon globale. Si, pour garder le même exemple, Michel Mayor nous parle de sécurité informatique par exemple ou d’un sujet politique, quand bien même M. Mayor est une sommité, il l’est dans un domaine précis, l’astronomie. Dans quelle mesure son jugement sur la sécurité informatique est-il aussi fiable que celui d’une autre personne qui n’est pas du domaine ou comment se situe-t-il par rapport à un expert en sécurité. Les raccourcis que notre intuition prend pour pouvoir émettre rapidement des conclusions nous confrontent régulièrement à ce genre de biais. C’est la combinaison du biais d’autorité et de l’effet de halo qui fait que les publicitaires mettent en scène autant de personnes en blouses blanches dans les publicités pour des dentifrices. Tout le monde sait qu’une personne en blouse blanche est généralement un acteur du domaine médical, mais les biais sous-jacents tendent quand même à opérer.

Un autre biais cognitif, probablement le plus courant, est le biais de confirmation. Le biais de confirmation est justement lié au mécanisme que j’ai décrit, celui des deux vitesses. Lorsqu’une information qui confirme notre façon de voir le monde nous parvient, elle est rapidement acceptée par notre esprit intuitif et viens rapidement renforcer les idées que l’on a déjà : « Je crois déjà à ça ou à quelque chose de proche dont pourquoi devrais-je m’en méfier ? ». Cependant, instinctivement, nous aurons tendance à rejeter une idée qui n’est pas en accord avec ce que l’on pense, mais nous savons tous que personne ne détient la vérité absolue dans notre façon de voir le monde et ce n’est pas parce qu’une information contredit notre vision du monde qu’elle est fausse. Les personnes qui rejetaient les idées de Copernic et Galilée en sont un bon exemple. Il est donc important de bien régler son filtre et d’apprendre à réfléchir en tenant compte de cela. D’une part, une information qui me parvient et qui confirme mes opinions devrait être ignorée, pour ne pas trop déséquilibrer mon jugement dans le sens où il est déjà biaisé. Et d’autre part, il est peut-être encore plus important d’analyser les idées qui viennent remettre en cause notre jugement, car ce sont les seules qui nous donnent la chance de pouvoir corriger notre vision imparfaite du monde en permettant de l’ajuster au vu d’informations que nous n’avions pas précédemment. C’est donc celles-ci qui sont les plus utiles.

Bien entendu, il faudra prendre le temps de les analyser, d’y réfléchir et de les valider. Donc, de prendre le temps nécessaire concernant cette réflexion.

Finalement, je tiens à mentionner le biais de normalité, qui nous pousse, en tout cas en société, à nous conformer à la réaction des autres et à considérer une situation comme normale, même si la situation change alors que le reste de notre entourage social ne réagit pas. C’est un biais qui a été fortement visible durant les premières semaines de la pandémie où de nombreuses personnes ont continué à se comporter normalement alors que les signes de la propagation de l’épidémie étaient bien présents. Ce biais a joué tant sur les comportements individuels que sur les prises de décisions gouvernementales, ce qui montre bien que personne n’est à l’abri. Les seuls à ne pas avoir fait de grand revirement sont les médecins, qui eux avaient les bonnes informations, savaient les trier et pouvaient les comprendre dès le début.

Bien entendu, les biais cognitifs ne sont pas les seuls problèmes auxquels nous faisons face, mais ils sont les plus pernicieux, car dans ce cas, c’est nous, qui nous induisons en erreur, c’est donc difficile à accepter et de fait, à cause du biais de confirmation, qu’il faut réussir à détecter. Mais bien entendu dans de nombreux autre cas, c’est « les autres » qui cherchent à nous induire en erreur, que ça soit volontairement ou involontairement, que ça soit consciemment ou inconsciemment. Les mécanismes principaux sont les suivants :

Les erreurs de logique, qui font partie des sophismes s’ils sont énoncés volontairement pour tromper ou des paralogismes s’ils sont énoncés en toute bonne foi et sans intention de nuire, car oui, on peut nous induire en erreur sans volonté de nous nuire, par exemple si notre interlocuteur est fondamentalement convaincu de son erreur – par ses propres biais cognitifs à lui – et qu’il pense agir pour notre bien en nous transmettant une information. Un sophisme célèbre est :

« Tout ce qui est rare est cher or les appartements bon marché sont rares donc les appartements bon marché sont chers ».

L’erreur de logique, très apparente ici, viens du fait qu’il y a équivoque sur le mot « rare » qui se rapporte dans la première prémisse à la chose – l’appartement dans notre exemple – et au fait d’être bon marché dans la seconde prémisse. Ce genre de raisonnement faux est à l’origine de nombreux arguments fallacieux. Ce qui m’amène à la deuxième catégorie de mécanismes utilisés pour nous induire en erreur : les arguments fallacieux.

De même, on retrouve bon nombre d’arguments fallacieux différents tels que :

L’argument de l’homme de paille ou de l’épouvantail qui consiste à construire une image caricaturale d’une idée et de démontrer que la caricature que l’on a dressée n’est pas une option possible. Cet argument est très présent dans les débats politiques. S’il quelqu’un évoque l’idée de freiner la croissance, il y aura toujours quelqu’un d’autre pour dire : « Ha, vous voulez donc retourner à l’âge de pierre ! » et de là, il est facile de donner l’illusion que la position n’est pas tenable.

L’argument de la pente glissante, aussi très présent en politique, qui consiste à exagérer les conséquences d’une thèse en créant une chaine de conséquence fictive qui aboutit à une conséquence catastrophique :

« Si vous donnez raison aux manifestants, alors la loi n’aura plus sens et la contestation arrivera à chaque nouvelle loi, il n’y aura plus d’État de droit et ce sera le chaos. »

Il en existe une multitude, ces arguments sont très souvent utilisés pour faire de la désinformation sur Internet, je ne fais là qu’évoquer le sujet, si ce genre d’argument vous intéresse, cette page Wikipédia est là pour vous.

Une autre source d’incompréhension, et donc, une source d’erreur de jugement sont les maths. Bien que nous sachions tous calculer et surtout estimer de façon instinctive des ordres de grandeur, très peu de personnes sont capables de donner des résultats cohérents de façon instinctive dans le domaine des probabilités ou quand il est question de résultats exponentiels comme dans le cas de la propagation d’une épidémie. Là, notre instinct a tendance à se prendre facilement les pieds dans le tapis, il vaut donc mieux faire les calculs et pousser le raisonnement jusqu’au bout.

Quelques outils de la pensée critique

Au vu de tous les pièges qui peuvent nous attendre et fausser notre jugement, voici quelques outils qui peuvent nous aider à trier au mieux les informations sur lesquelles nous basons nos décisions : 

  • Pour commencer, il faut prendre conscience des « deux vitesses de la pensée » tenter de s’établir des règles qui nous aideront à savoir s’il faut utiliser notre instinct ou notre réflexion dans un cas précis et connaitre nos points forts et faibles dans chacun des deux modes de fonctionnement.
  • Premier arrêt : « Hoaxbuster » un très bon site pour écarter rapidement bon nombre de canulars et d’informations connues pour être fausses ou biaisées.
  • Ensuite posons-nous la question : « À quel point je crois cette information fiable ? » et pas « j’y crois ou je n’y crois pas ? » On n’est jamais sûr à 100% ou à 0% de quelque chose, utilisons plutôt un pourcentage. Si on a le sentiment d’y croire à moins de 80%, il vaut mieux ne pas trop en tenir compte et si vous y croyez à plus de 99% il est peut-être temps de mieux valider. Cette approche aide à prendre conscience de certains pièges du biais de confirmation et des changements dans nos opinions. 
  • Si une information citant des sources nous parvient, allons les consulter et surtout cherchons à remonter le fil jusqu’à LA source, souvent les premières sources seront des sites journalistiques plus ou moins sérieux qui eux-mêmes donneront d’autres sources. Il n’est pas rare de se rendre compte que la source en question ne traite pas du sujet discuté, mais l’évoque simplement d’une façon marginale (biais d’autorité). De plus, si le fil s’interrompt avant d’avoir une source fiable, il y a peu de chances que l’information soit fiable. Et à chaque étape, demandons-nous à quel point on fait confiance à cette source et pour quelles raisons, regardons la date, la chronologie des sources. Ces éléments peuvent apporter beaucoup d’informations.
  • S’il n’y a pas de sources, effectuons des recherches par nous-même pour croiser les informations et voir si les points de vue de différents interlocuteurs convergent ou divergent et combien d’avis sont favorables. Bien entendu, ce n’est pas parce qu’un sujet compte plus de détracteurs que de partisans qu’il est forcément faux. Évaluons donc quel crédit nous accordons à chaque source et analysons ce qui en ressort tout en faisant attention au biais d’autorité.
  • Durant les recherches, mettons tout en œuvre pour éviter les biais les plus courants. Dans ces moments, le biais de confirmation est omniprésent. Google, par exemple, nous connaît bien, nous en sommes tous conscient. Lorsque l’on effectue des recherches sur Google, l’information qui nous est retournée est biaisée par toutes les recherches que l’on a déjà faites et des sites que l’on a visités. De plus, l’intérêt de Google n’est pas de nous donner les résultats les plus « utiles », mais les résultats qui nous « plaisent le plus ». C’est pour cela qu’on y retourne, comme dans un bon restaurant. Ce genre de résultats de recherche est le sommet du biais de confirmation. Donc, pour des sujets importants, privilégions de rechercher directement sur Wikipédia par exemple, ce n’est pas la panacée, mais c’est déjà un départ nettement meilleur. Chez Google, tout n’est pas à jeter non plus, Google Scholars par exemple vous permettra de rechercher uniquement dans des publications scientifiques. Certes ces textes sont souvent compliqués et destinés à un public très averti, mais le simple fait de trouver le titre exact de publications scientifiques sur un sujet peut aider grandement à trouver des textes de vulgarisation. Pour rechercher des sources, la recherche par « date précise » dans Google Actualités peut être d’un précieux secours et enfin, les moteurs de recherche d’images tels que Tineye ou Google Images peuvent également être très utiles pour faire des liens et souvent débusquer des sites présentant des images hors de leur contexte d’origine pour soutenir de façon mensongère un propos.

Conclusion

L’application de ce genre de démarche est bien entendu chronophage, mais nécessaire, car dans le contexte actuel, il est primordial que nos décisions se basent sur des informations correctes pour mettre un maximum de chances de notre côté dans le but de prendre les meilleures décisions pour nous, notre travail, notre famille, notre entourage et la société en général.

Cet exposé devait au départ être un encouragement à ne pas faire suivre d’informations sans les avoir validées. Cependant, en cours de réflexion, l’idée qu’il est plus important d’expliquer le pourquoi des choses que les choses elles-mêmes ont modifié la direction de l’écriture, et comme nous avons également une tendance naturelle à juger plus important ce qui nous concerne que ce qui concerne les autres, c’est finalement cette approche que suit ce texte. Chacun des points et des explications, est également un plaidoyer pour ne pas transmettre d’informations reçues par email ou trouvées sur internet sans les vérifier en amont. Il est raisonnable de penser que si l’on ne s’octroie pas le temps qu’il faut pour le faire, notre interlocuteur ne le fera pas non plus, mais nous portons quand même la responsabilité de décisions malheureuses qui pourraient être prises à la suite d’informations incorrectes qu’on aurait transmises. Et des informations incorrectes et/ou aberrantes, il en circule beaucoup depuis le début de l’épidémie.

« Prenez soins de vous et de votre entourage, ne leur transmettez pas d’informations non vérifiées. »

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